Le 15/07/2025
Dans Les articles du CSI
Construire ensemble la souveraineté énergétique européenne : la contribution de la coopération franco-italienne.
Rédigé par : Adrien GUYOT.
L’article en quelques mots :
Dans cet article, Adrien Guyot, Directeur du Centre d’Études sur la Souveraineté Énergétique du CSI – Cercle de Stratégies et d’Influences, analyse les opportunités offertes par le biométhane en tant que levier de souveraineté énergétique pour la France et l’Italie. À la lumière des tensions géopolitiques et des nouvelles ambitions européennes, l’auteur souligne comment une coopération structurée entre les deux pays, fondée sur le Traité du Quirinal, pourrait accélérer la décarbonation du mix énergétique et relocaliser la production de gaz renouvelable.

Une souveraineté énergétique réaffirmée depuis 2022
Le 24 février 2022 a marqué un tournant pour l’Europe énergétique. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a brutalement révélé la vulnérabilité des pays européens face à leur dépendance aux importations d’hydrocarbures. Une notion que l’on croyait reléguée au passé a alors ressurgi avec force : celle de souveraineté énergétique. La France et l’Italie, historiquement tributaires du gaz et du pétrole étrangers, ont engagé une même course contre la montre : diversifier leurs approvisionnements, relocaliser les capacités de production, et reprendre la main sur leur destin énergétique.
Dans ce contexte, le Traité du Quirinal, signé en 2021, constitue un cadre politique stratégique pour renforcer la coopération bilatérale. Il pose les bases d’une souveraineté industrielle et énergétique commune, fondée sur l’innovation et les partenariats stratégiques. Ce dossier entend dresser un état des lieux des dynamiques à l’œuvre de part et d’autre des Alpes, afin de mettre en lumière les synergies existantes et proposer des axes d’approfondissement.
Ce premier article débute cet éclairage en évoquant une filière encore peu visible mais hautement stratégique : celle du biométhane. Alors que les usageS gaziers restent centraux des deux côtés des Alpes, et que les exigences de transition s’intensifient, une coopération structurée autour de cette filière pourrait devenir un levier décisif pour bâtir une souveraineté énergétique durable et partagée.
Un besoin stratégique renforcé par la crise gazière européenne
La flambée des prix de l’énergie, notamment du gaz, a révélé la vulnérabilité de nos approvisionnements. Le gaz reste aujourd’hui une composante centrale des mix énergétiques européens pour le chauffage, l’industrie et la gestion de la pointe électrique, et la France et l’Italie ne font pas exception.
En France, environ 400 TWh de gaz sont consommés chaque année, représentant près de 25 % de la consommation d’énergie finale. En 2023, la production de biométhane injecté dans les réseaux atteint seulement 9,1 TWh, soit à peine 2,4 % de la consommation gazière. En Italie, le gaz occupe une place encore plus importante, représentant environ 40 % de la consommation énergétique totale en 2022 (environ 625 TWh). Il est utilisé pour la production d’électricité (42 %), le résidentiel (27 %) et l’industrie (19 %). Le biogaz ne représente que 3,4 % de cette consommation, alors même que le potentiel de production agricole est immense : plus de trois fois la consommation annuelle du pays en 2019.
La stratégie de décarbonation des deux États repose sur une double ambition : réduire les usages de gaz via l’électrification (pompes à chaleur, EnR, décarbonation industrielle) et substituer progressivement le gaz fossile par du biométhane localement produit. Dans un contexte d’envolée des prix du GNL, qui pèse sur la compétitivité des entreprises européennes comme l’a souligné le rapport Draghi en septembre dernier, il devient indispensable d’accélérer le déploiement du biométhane pour sécuriser et relocaliser notre approvisionnement gazier.
C’est tout l’objet des politiques de soutien mises en place en France et en Italie, reflétant toutefois des logiques industrielles distinctes.
Deux modèles de soutien distincts de part et d’autre des Alpes
Comme l’Italie, la France a d’abord soutenu la production d’électricité à partir de biogaz par des unités de cogénération (produisant à la fois de l’électricité et de la chaleur), notamment via des tarifs d’achat instaurés dès les années 2000, renforcés après le Grenelle de l’environnement.
Toutefois, à partir de 2011, la stratégie française a progressivement évolué vers un soutien explicite à l’injection de biométhane dans les réseaux de gaz, avec l’introduction d’un tarif d’achat dédié, adossé à un cadre réglementaire structurant. Ce tournant a été renforcé en 2016 et accompagné par une mobilisation forte des acteurs de réseau (GRDF, GRTgaz) et des territoires, permettant l’émergence d’une filière de plus en plus intégrée localement. Ce modèle a favorisé un développement décentralisé, porté par des unités de taille moyenne à dominante agricole ou territoriale. Les petites installations, de capacité unitaire inférieure à 15 GWh/an, représentent ainsi à la fin 2023, 52 % des installations et 29 % de la capacité d’injection totale.
L’Italie, de son côté, a soutenu massivement la production d’électricité à partir de biogaz (via des tarifs incitatifs dès 2008) à l’instar de l’Allemagne. Elle a maintenu son soutien à la cogénération plus longtemps avant de pivoter vers l’injection, notamment à travers le Biomethane Decree de 2018 qui fait la promotion du biométhane en tant que carburant. Ce cadre vise ainsi prioritairement les usages dans la mobilité (bioGNV, bioLNG), avec des installations plus rares mais souvent plus grandes et centralisées.
Ainsi, la France comptait début 2023 plus de 500 sites injectant du biométhane dans les réseaux (GRTgaz, GRDF), contre moins de 100 en Italie (SNAM), mais avec une production unitaire moyenne trois fois plus élevée côté italien.
Toutefois, avec l’impulsion de l’Union européenne, une convergence des dispositifs de soutien en faveur de l’injection de biométhane est à l’œuvre aujourd’hui.
Vers une convergence des cadres politiques franco-italiens
A la suite de la crise énergétique, la directive RED III et le plan REPowerEU ont injecté une nouvelle dynamique en faveur du biométhane à l’échelle de l’UE. L’objectif européen est ambitieux : 35 milliards de m³ de production annuelle d’ici 2030 (soit environ 350 TWh). Pour ce faire, Bruxelles encourage désormais l’injection directe de biométhane dans les réseaux gaziers, en mettant en avant la traçabilité, les critères de durabilité, et la compatibilité avec les usages agricoles.L’Italie s’est saisie de cette impulsion avec un nouveau décret biométhane en 2022, intégré dans son Plan National de Relance et de Resilience (PNRR). Il repose sur plusieurs piliers :
- des subventions à l’investissement (pour les nouvelles installations et celles de biogaz qui souhaitent se convertir au biométhane) couvrant jusqu’à 40 % des coûts (1,7 Md€) ;
- des contrats pour différence (CfD) sur 15 ans pour un total de 2,8 Md€ ;
- des CIC (Certificati di Immissione in Consumo), certificats attestant qu’une certaine quantité d’énergie renouvelable a été injectée ou consommée dans les transports et qui permettent de soutenir la demande.
En France, un fort soutien politique est également à l’œuvre. Bien que le tarif d’achat de l’énergie produite (financé par le budget de l’État) reste l’outil central de soutien, de nouvelles modalités émergent : appels d’offres, certificat de production de biogaz (CPB), fiscalité incitative (exonération de taxe intérieure sur la consommation de gaz naturel dite TICGN), simplification des raccordements.
Développer le biométhane et favoriser l’injection directe passera aussi par la réduction des durées moyennes de développement de nouveaux projets (allant de 3 à 6 ans aujourd’hui alors que la construction en elle-même ne prend qu’un an). Réduire les durées d’obtention de permis sera crucial pour cela.
Au-delà de l’alignement croissant des cadres réglementaires, cette convergence franco-italienne s’incarne dans plusieurs projets industriels transfrontaliers.
Des coopérations industrielles concrètes
Tour d’horizon de deux initiatives emblématiques :
- Pégasus : méthanation innovante en Vallée d’Aoste
L’entreprise française Khimod et l’ingénierie italienne Hydroalp développent une unité innovante de méthanation en Vallée d’Aoste. Inaugurée début 2026, elle combinera du CO₂ issu de la méthanisation agricole et de l’hydrogène vert local pour produire 116 tonnes/an d’e-méthane injectable dans le réseau italien (SGI).
- Waga Energy en Toscane
Le groupe français Waga Energy collabore avec CSAI (filiale d’Iren) pour installer sa technologie WAGABOX® sur le site de Podere Rota, près d’Arezzo. À partir de 2026, près de 29 GWh/an de biométhane seront injectés dans le réseau, soit l’équivalent des besoins de 3 400 foyers. Un second projet a été signé en 2025 avec Scapigliato, dans la commune de Rosignano Marittimo.
Ces exemples illustrent le potentiel d’une chaîne de valeur commune, alliant savoir-faire agricole, ingénierie industrielle et innovation technologique.
Conclusion : un axe franco-italien pour l’énergie verte
La France et l’Italie incarnent deux manières complémentaires d’aborder la transition vers le biométhane. Si les stratégies diffèrent, les objectifs convergent : relocaliser la production énergétique, décarboner les usages, renforcer l’autonomie stratégique.
En s’appuyant sur leurs forces respectives, injection directe côté français, dispositif de soutien innovants (CfD et CIC) côté italien et en multipliant les coopérations concrètes, les deux pays peuvent devenir un véritable pilier pour la souveraineté énergétique en Europe.
Ce rapprochement pourrait s’inscrire dans le cadre du Biomethane Industrial Partnership, qui associe la Commission européenne, les États membres et les industriels pour atteindre l’objectif commun de 35 milliards de m³ de production d’ici 2030.
Plusieurs leviers permettraient d’enraciner cette ambition dans des mécanismes concrets : création d’une task force franco-italienne sur les gaz renouvelables, mutualisation d’appels d’offres transfrontaliers, élargissement des CfD à l’échelle européenne, ou encore plateforme conjointe de certification des garanties d’origine et des certificats de production de biogaz (CPB).
En conjuguant leurs forces industrielles, agricoles et institutionnelles, la France et l’Italie peuvent faire du biométhane non seulement un pilier crédible de la transition énergétique, mais aussi le symbole d’une Europe plus résiliente, plus verte et le plus important : véritablement souveraine.