Le 23/11/2024
Dans Les articles du CSI
Entre révolution technologique et enjeux stratégiques, l’IA redéfinit les règles de la guerre moderne.
Rédigé par : Chiara GATTI
L’article en quelques mots :
L’intelligence artificielle s’impose progressivement comme un élément central dans la transformation des stratégies de défense contemporaine. En optimisant la prise de décision et en renforçant les capacités d’analyse des données, elle promet de redéfinir les règles du jeu sur le champ de bataille. Alors que les puissances mondiales cherchent à maîtriser cette technologie pour accroître leur supériorité militaire, comment les nations, et en particulier la France, vont-elles naviguer dans cette nouvelle dynamique où la donnée devient une arme à part entière ? Le chemin vers une intégration complète de l’IA dans les dispositifs de défense soulève de nombreuses questions stratégiques et politiques qui restent encore à trancher.
Quelle place pour l’intelligence artificielle dans les conflits futurs ?
Ces dernières années, il est possible d’observer un changement d’échelle dans l’intensité de la guerre, traduit à la fois par le retour de la guerre de haute intensité ainsi que le retour d’une rhétorique nucléaire employée par les acteurs internationaux en conflits. Ces derniers flirtent sur la confrontation avec les pays européens, fragilisant de fait la structure européenne. Ils emploient des stratégies dites « hybrides », qui combinent à la fois des actions de force conventionnelle, spéciale, de dissuasion, etc. Par ailleurs, d’autres types de stratégies, comme les campagnes de désinformation et de manipulation des populations ou le brouillage d’informations, sont également de plus en plus employées. Aujourd’hui, les adversaires ont bien moins de scrupules à déroger aux lois internationales. Le double-enjeu crucial dans les conflits du XXIe siècle devient donc l’évaluation et l’anticipation des risques, double-enjeu qui se retrouve dans les secteurs majeurs de la défense aujourd’hui, notamment les trois corps d’armées principaux que sont la terre, l’air et la marine, mais également l’espace et la sphère informationnelle.
Cependant, apprécier les dispositions de ses adversaires reste une tâche complexe. Les décisions demeurent difficiles à prendre et la rationalité au sein de celles-ci peut parfois échapper. C’est pourquoi les capacités d’adaptation et d’innovation deviennent des facteurs clés pour savoir se prémunir des menaces et acquérir une certaine suprématie dans le domaine de la défense. Ainsi, il faut disposer d’outils pour mieux comprendre et plus rapidement le monde autour, mais aussi être capable d’agir dans tous les domaines de la conflictualité. C’est ici qu’entre en jeu un nouvel acteur majeur de la défense qu’est l’intelligence artificielle, véritable game-changer au sein des conflits. Elle permettrait d’optimiser la « boucle OODA » (Observe, Orient, Decide, Act), concept inventé par le pilote de chasse américain John Boyle dans les années 1960, qui correspond à une séquence d’action permettant, selon J. Boyle, de « penser et agir plus vite que l’adversaire » afin de remporter la victoire. Dans ce contexte, l’intelligence artificielle devient un outil d’aide au ciblage, de limite des dégâts et d’évaluation des effets des actions.
Par ailleurs, le phénomène de l’intelligence artificielle, conséquence de la révolution numérique, met en lumière de nouveaux enjeux présents dans les conflits internationaux au XXIe siècle, autour de l’utilisation de la donnée. Aujourd’hui, pratiquement toute activité humaine laisse une trace numérique, générant ainsi des volumes de données phénoménaux. Par exemple, le téléphone portable est un outil dont quasiment tout le monde dispose de nos jours. Ainsi, le risque de piratage de la donnée à travers les milliards de téléphones portables dans le monde devient de plus en plus accru, en parallèle du phénomène exponentiel du nombre de satellites envoyés en orbite chaque année. Dans le secteur de la défense, les armées sont donc confrontées à l’usage de l’information et se tournent désormais vers l’intelligence artificielle comme nouvel outil de défense.
Au niveau européen, il existe déjà plusieurs organismes chargés de la sécurité de la donnée, comme le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) ou la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) ; l’on trouve aussi des actes écrits, comme le Artificial Intelligence Act, proposé en 2021 et voté en 2024.
En France plus spécifiquement, le positionnement vis-à-vis de l’intelligence artificielle se définit petit à petit. Elle cherche à adopter une stratégie dite de « niche » face à d’autres grandes puissances comme la Chine ou les États-Unis : plutôt que d’être assez performante dans tous les domaines, la France va chercher à être extrêmement performante dans un domaine spécifique. Au niveau parlementaire, la décision de consacrer 30 millions d’euros aux progrès dans le domaine de l’intelligence artificielle encourage le développement de laboratoires de recherche dédiés, ainsi que de start-up spécialisées. La France a conscience du besoin d’autonomie et de souveraineté dans le domaine de l’intelligence artificielle, donc elle cherche plutôt la concurrence que la coopération. Par conséquent, il est nécessaire de concevoir une grammaire de la compétition stratégique, l’intelligence artificielle devenant un véritable facteur d’accélération et d’efficacité de la défense française dans ce domaine.
Spontanément, lorsque l’on pense à l’intelligence artificielle aujourd’hui, c’est ChatGPT qui vient à l’esprit en premier. Or, dans le domaine de la défense, et plus précisément au sein des armées, l’intelligence artificielle est purement analytique. Autrement dit, à la différence de ChatGPT, elle ne génère pas de la donnée, mais est en charge de la recevoir et l’analyser. Il s’agit donc d’une intelligence artificielle opérationnelle pour permettre, face à un flux de données satellites, de réaliser une analyse détaillée et fiable qui sera ensuite transmise à un opérateur d’images militaires. L’objectif est à la fois de voir et prévoir. Avec ce type d’intelligence artificielle, c’est une certaine transparence du champ de bataille qui est recherchée, afin d’appréhender l’ensemble du terrain et du dispositif de l’ennemi. Des sociétés comme Preligens, entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle et les données spatiales au service de la défense et du renseignement publics, travaillent sur ce modèle d’intelligence artificielle, dont la fonction n’est qu’un traitement automatisé de la donnée, quelle que soit sa qualité, qui ne dépassera pas l’intelligence humaine mais réalisera simplement des choses hors de portée de l’humain. Pour cela, ces entreprises doivent développer des jeux d’entraînement qualifiés pour l’intelligence artificielle opérationnelle, afin d’assurer des taux d’efficacité dépassant 95% au sein des armées. Il s’agit d’un véritable défi.
Enfin, l’intelligence artificielle dans la défense soulève une question politique, en tant que sujet compliqué à saisir, notamment concernant les lignes stratégiques qu’elle implique. Les armées font les guerres certes, mais ce sont les nations qui les gagnent. Ainsi, derrière la guerre, il y a toujours un enjeu politique : concernant l’intelligence artificielle, quel est-il et comment le déterminer ? Pour saisir politiquement cet enjeu, il faut passer par sa mise à l’agenda politique, donc il faut que ça intéresse les parlementaires.
C’est à ce premier niveau que se joue un défi crucial pour l’intelligence artificielle : son explicabilité auprès des parlementaires. Du fait du lent renouvellement de l’Assemblée Nationale, les nouveaux enjeux stratégiques de l’intelligence artificielle dans la défense sont très peu ou pas connus de ces parlementaires. De plus, la France sort d’une période de paix qui a ralenti les préoccupation et donc le savoir liés à la défense.
Aujourd’hui, les questions de défense n’occuperaient que 20% du temps des parlementaires. Par conséquent, il devient primordial de travailler sur l’explicabilité de l’intelligence artificielle de défense, afin de prioriser progressivement le sujet sur l’agenda politique.
Il existe déjà quelques avancées notables, telles qu’un rapport de 2019 de la Commission de la défense nationale promulguant la création d’un comité d’éthique pour fixer des règles sur l’intelligence artificielle et ses objectifs dans le secteur de la défense. Les enjeux liés à l’intelligence artificielle gagnent donc petit à petit en ampleur grâce à la représentation nationale qui commence à s’en imbiber.
Le souci de l’importance que la politique doit y accorder est sans cesse remis sur la table, allant vers une compréhension de plus en plus fine des enjeux liés. Ainsi, la moitié du chemin est parcourue : au-delà de la prise de conscience, les politiques n’ont pas encore la capacité d’y répondre. Cependant, il n’est plus possible que l’homme soit absent des décisions sur l’intelligence artificielle à notre époque : il est soit dans la boucle, soit au-dessus de la boucle en supervision. celle-ci.
Le chemin est encore long vers la maîtrise de l’intelligence artificielle par l’homme, qui doit apprendre à faire avec comme sans.
Toutefois, la compréhension des nouveaux enjeux qu’elle implique, particulièrement au plan stratégique, est cruciale pour permettre de s’imposer dans les nouveaux conflits impliquant l’usage de la donnée.