Le 15/02/2025
Dans Les articles du CSI
Traité du Quirinal et jeu stratégique : les clés de la relation franco-italienne au XXIe siècle.
Rédigé par : Titouan BRAUX SALVAYRE.
L’article en quelques mots :
Depuis plusieurs décennies, la France et l’Italie unissent leurs forces dans le domaine naval pour développer des frégates de pointe répondant aux enjeux de défense bilatéraux et européens.
Cette coopération s’est illustrée d’abord par les Frégates de Défense Aérienne (FDA), conçues pour protéger les navires et le territoire contre les menaces aériennes, et plus récemment avec les frégates multi-missions FREMM, flexibles et adaptées aux opérations variées en haute mer. Ce partenariat franco-italien a apporté des avantages significatifs : des économies d’échelle, un partage des compétences et une standardisation des équipements facilitant l’interopérabilité. Cependant, il n’est pas sans défis : les différences dans les exigences nationales et les processus industriels ont parfois ralenti la conception, et les compromis techniques nécessaires pour satisfaire les deux parties ont parfois impacté les performances. Alors que cette coopération continue d’évoluer, il est intéressant de considérer comment les deux nations pourraient surmonter ces obstacles et renforcer encore leur partenariat stratégique.

Les FDA, un premier coup réussi
En juin 2023, le Salon aéronautique du Bourget a été le théâtre de l’annonce de la signature d’un protocole d’accord franco-italien pour la rénovation à mi-vie (MLU) des frégates de classe Horizon de la Marine Nationale et de la Marina Militare.
Les deux pays se partagent la paternité de ces FDA (Frégate Défense Aérienne). Les FDA sont des frégates spécialisées dans la défense antiaérienne, ont été conçues pour accompagner les groupes aéronaval et pour assurer la protection de zones sensibles contre des menaces aériennes et missiles balistiques.
Côté armement, les FDA françaises sont équipées de deux canons Oto Melara de 76 mm, tandis que les frégates italiennes en comptent trois, offrant ainsi une capacité de défense rapprochée (CIWS). Elles disposent également de deux canons de 20 mm Narwhal, tandis que leurs homologues italiennes intègrent deux canons de 25 mm Oerlikon KBA. Le système PAAMS, qui équipe les deux classes, comprend 32 missiles Aster 30 et 16 Aster 15, garantissant une défense aérienne robuste. En matière d’armement offensif, les FDA françaises sont dotées de huit missiles Exocet MM40 Block 3, tandis que les italiennes utilisent huit missiles Otomat, avec une capacité d’attaque au sol. Les deux versions incluent des tubes lance-torpilles MU90 et la possibilité d’opérer un ou deux hélicoptères NH90. Avec un rayon d’action de 7 000 milles à 18 nœuds et une capacité de carburant de 600 tonnes, ces frégates peuvent mener des opérations prolongées en mer. Sur le plan électronique, elles sont équipées d’un radar à longue portée S1850M et d’un radar multifonction EMPAR, ainsi que de liaisons de données tactiques L16 et L11, renforçant ainsi leur efficacité opérationnelle.
Le programme avait été lancé en 1992 entre les deux pays, ainsi que le Royaume-Uni, qui s’était retiré du projet en 1999 devant l’impossibilité de s’accorder sur les caractéristiques souhaitées du futur bâtiment. Rome et Paris ont créé pour l’occasion le consortium Horizon SAS, composé de Thales et DCNS (futur Naval Group) côté français, ainsi que Finmeccanica (futur Leonardo) et Fincantieri, côté transalpin.
La construction lancée en 2002 eut lieu respectivement à Lorient et à Gênes, et les premiers exemplaires prirent le large en 2005. Aujourd’hui, les FDA sont considérées comme de bons bâtiments, et la coopération, qui se poursuivra ainsi entre les industriels pour leur entretien, est considérée comme réussie.
Les FREMM, une conception coûteuse
Entretenant cette bonne dynamique, Rome se greffa en 2002 sur le projet originairement français de frégates de nouvelles générations, entraînant une vague de négociations sur les besoins et les attributions industrielles.
Le 7 novembre 2002, un accord fut conclu à Rome pour lancer conjointement par les deux nations la construction de 27 frégates multi-missions (17 pour la France et dix pour l’Italie), dont les spécifications se clarifient : pesant environ 5000 tonnes, équipées de missiles ASTER-15, de torpilles légères MU90, d’hélicoptères NH90, et avec un équipage réduit.
La phase de conception démarra le 26 décembre 2002. Certains choix dans les aspects de la conception furent compliqués, notamment la question des radars (Alenia Aeronautica ou Thales), les coques etc… Le 26 décembre, les FMM, rebaptisées FREMM (Frégates Européennes Multi-Missions), voient leur supervision confiée à DCNS du côté français et à Orizzonte Sistemi Navali du côté italien, un consortium comprenant les chantiers Fincantieri et Finmeccanica, sous l’égide de l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAR). Ce modèle de collaboration s’inspire des leçons tirées des programmes tels que celui des FDA, Horizon. Il prévoyait une phase de conception commune en amont, ainsi que l’achat groupé de la turbine, du système de stabilisation, du système de guerre électronique et du sonar.
Cependant, en 2013, Patrick Boissier, PDG de DCNS, révélait que moins de 10% des frais d’études ont été mutualisés, ce qui, compte tenu des coûts supplémentaires liés aux études spécifiques pour chaque plateforme nationale ainsi qu’aux frais de coordination, réduit les économies à environ quinze millions d’euros. En fin de compte, grâce à cette coopération, la France a économisé environ 30 millions d’euros, soit seulement environ 1 % à 1,5 % du coût total du programme.
En effet, les deux pays ont rencontré des gros problèmes de financement, qui réduiront avec le temps le nombre des FREMM mises en services. Initialement, la Marine Nationale devait recevoir 17 FREMM, nombre rapporté progressivement à 11 puis 8. La dernière des Frégates Multi-Missions française, la Lorraine, tout comme l’Alsace, est dotée de deux fois plus de missiles anti-aériens franco-italien Aster 15 que ces précédentes cousines. C’est en partie avec ces Aster 15 que des FREEM françaises ont détruit des drones houtis menaçant des bâtiments de commerce en Mer Rouge plus tôt cette année, dans le cadre de l’opération EUNAVFOR Aspides. Cette opération, commandée par l’Italie à pour but d’assurer la prospérité du commerce mondial en protégeant les navires marchands transitant par les zones maritimes menacées par les Houtis. Elle est une bel exemple de coopération franco-italiennes : Rome y a déployé successivement 2 de ses FREMM (Virginio Fasan et Federico Martinego) et ses deux FDA (Caio Diulio et Andrea Doria, qui ont d’ailleurs été à tour de rôle les navires amiraux) tandis que la France y a envoyé ses FREMM DA Alsace et Lorraine et sa FDA Forbin.
Rome, elle, a passé commande de deux FREMM supplémentaires à l’été 2024, ce qui augmentera son nombre total disponible à 12. Ces dernières seront construites par Orizzonti Sistemi Navali, société constituée à part quasiment égale par Fincantieri et Leonardo. Par rapport aux navires de la classe Carlo Bergamini, la FREMM EVO bénéficiera d’améliorations majeures, notamment un système de gestion avancé, un radar multi-bande pour renforcer la protection aérienne, et une suite électronique sophistiquée pour la guerre. Conçue pour l’avenir, elle sera équipée pour opérer divers drones, qu’ils soient aériens, maritimes ou sous-marins. De plus, une priorité particulière sera accordée à la résilience face aux cybermenaces.
Des sisterships, vraiment ?
Malgré leur conception commune, les FREMM italiennes et françaises sont néanmoins des bâtiments très différents. Ils présentent à la fois des similitudes notables et des différences marquées dans leurs configurations d’armement, reflet de leurs doctrines navales respectives.
Les deux versions des FREMM sont conçues pour opérer dans des environnements multi-continents et offrent une grande polyvalence grâce à leur capacité à exécuter des missions anti-sous-marines, anti-navires et de défense aérienne. Elles sont toutes deux équipées de systèmes avancés de lutte anti-sous marine, intégrant des sonars performants et des lanceurs de torpilles MU90. Les deux classes de frégates embarquent également l’hélicoptère NH90, capable d’effectuer des tirs au-delà de l’horizon, renforçant ainsi leur capacité de frappe à distance. De plus, elles partagent un armement anti-aérien composé de missiles Aster 15 et 30, utilisant des silos Sylver pour leur lancement.
Toutefois, les choix d’armement révèlent des priorités distinctes. Les FREMM françaises se distinguent par leur capacité à mener des frappes à terre via les missiles de croisière MdCN, qui leur confèrent une portée stratégique de 1 000 km. En revanche, les FREMM italiennes se concentrent sur l’intégration de missiles Teseo Mk2, offrant des capacités d’attaque terrestre mais sans atteindre la portée des MdCN. En matière d’artillerie, la France privilégie le canon OTO Melara de 76 mm, tandis que l’Italie intègre un système de 127 mm pour des des frappes plus lourdes. De plus, les FREMM italiennes comptent sur deux lanceurs de torpilles MU90, contre quatre sur les unités françaises, limitant leur capacité en lutte anti-sous-marine.
Bien que les FREMM françaises et italiennes partagent des fondations similaires en tant que navires modernes polyvalents, les choix d’armement témoignent d’une orientation stratégique spécifique à chaque pays, influençant ainsi leur efficacité sur le champ de bataille. Patrick Boissier l’expliquait en ces mots lors de son audition sur la conduite des programmes en coopération en présence de Jean-Jacques Bridey, à l’époque rapporteur, en 2013 : « Finalement, les FREMM n’ont de commun que leur nom et quatre équipements (turbine, système de stabilisation, système de guerre électronique et sonar). Même leur silhouette est différente. Malgré cela, par rapport à la complexité des programmes Horizon, la simplification est considérable : nous produisons, en fait, des programmes nationaux avec une coopération pour certains équipements ».
Malgré les difficultés de conception, les FREMM se sont révélées être d’excellents bâtiments. Elles sont vendues au Maroc, en Égypte et en Indonésie, tandis que les États-Unis ont signé un contrat avec Fincantieri pour produire leur nouvelle frégate de classe Constellation, sur les bases de la FREMM.
Et maintenant ? Quelques pistes de réflexion sur le futur de la
relation navale franco-italienne
Il en ressort ainsi de ces deux exemples que malgré des résultats plus que satisfaisant (la conception commune de deux types de frégates est tout sauf anecdotique) que la relation franco-italienne en termes de naval militaire est encore largement perfectible. Il est également à noter que le développement de nouvelles frégates communes n’est pas à l’ordre du jour, sachant les toutes nouvelles FDI (Frégates de Défense et Intervention) destinée à la Marine Nationale et la Marine Hellénique sont en train de sortir des chantiers naval de Naval Group. Le seul projet naval où Paris et Rome coopèrent actuellement est le projet European Patrol Corvette, mais qui semble accumuler du retard.
Cependant, comme il est stipulé dans le Traité du Quirinal, l’axe Rome-Paris se doit d’être un moteur pour l’UE et ses projets. Pour se faire, il existe plusieurs pistes de réflexions pour renforcer cette collaboration. L’un des principaux défis des programmes conjoints réside dans la standardisation des équipements, des radars, et des systèmes de combat. Actuellement, les versions françaises et italiennes des FREMM diffèrent notamment dans leurs systèmes de radar et certains armements. Standardiser davantage les systèmes faciliterait la maintenance, réduirait les coûts, et simplifierait l’interopérabilité. Un standard partagé pourrait aussi inclure des sous-systèmes communs, comme les centrales de propulsion et les systèmes de communication. La difficulté de ce projet réside dans les inévitables concurrences entre les entreprises françaises et italiennes. Les choix des équipements dépendent également des attendus stratégiques des bâtiments.
Coopérer davantage en matière de recherche et développement permettrait aux deux pays d’intégrer plus rapidement les technologies émergentes dans les futures générations de frégates. Cela pourrait inclure des systèmes d’intelligence artificielle pour la détection automatique de cibles, des radars plus puissants et adaptatifs, et des contre-mesures électroniques avancées. Les deux pays pourraient également investir conjointement dans des capacités d’armes hypervéloces ou de drones maritimes, un domaine clé pour maintenir leur avance technologique.
Une logistique partagée entre la France et l’Italie permettrait également de réduire les coûts et d’optimiser la disponibilité des frégates. La mise en place d’un centre de maintenance commun pourrait centraliser la gestion des pièces détachées et rationaliser les processus de réparation. Une flotte d’ingénieurs et de techniciens commune pourrait être mobilisée pour des inspections et des réparations, réduisant ainsi les délais de maintenance et les coûts de gestion des flottes.À ce sujet, la France et l’Italie semblent être engagées dans la bonne voie avec la future rénovation/modernisation commune des FDA. Le programme de modernisation des frégates de la classe Horizon est évalué à 1,5 milliard d’euros et a été confié à Naviris et Eurosam. Naviris, une joint-venture entre Fincantieri et Naval Group, bénéficie également de l’implication de Thales. D’autre part, Eurosam, une collaboration entre Thales et MBDA, est détenue par Airbus, BAE Systems et Leonardo. Ce projet vise à doter les frégates d’une modernisation de pointe, tout en améliorant leurs capacités de défense anti-aérienne, selon les déclarations de Thales.
Enfin, dans le but de renforcer cette relation, les gouvernements et industriels français et italiens devraient s’entendre pour une unification des conditions de commercialisation des FREMM. Chacun des deux pays a vendu séparément des exemplaires locaux de frégates, et la filiale de Fincantieri développera la future classe constellation des États-Unis sur les bases de la FREMM. En renforçant leur coopération dans la commercialisation et l’exportation des frégates, la France et l’Italie pourraient augmenter leur attractivité auprès des marchés internationaux. Un partenariat marketing plus structuré permettrait de mieux promouvoir les frégates auprès d’autres marines et de sécuriser des parts de marché face aux concurrents américains ou russes. Ils pourraient aussi développer des solutions sur mesure pour des marchés spécifiques (comme le Moyen-Orient ou l’Asie du Sud-Est) avec des versions adaptées des frégates FREMM.
Ces axes permettraient d’améliorer la compétitivité, la flexibilité et l’efficacité des flottes franco-italiennes, tout en assurant une souveraineté européenne accrue face aux enjeux sécuritaires actuels.
Conclusion
La coopération franco-italienne dans la conception et la modernisation des frégates a permis des avancées stratégiques importantes, mais elle continue d’affronter des défis structurels. Bien que les programmes conjoints aient démontré leur efficacité, notamment avec la classe Horizon et les FREMM, ils restent marqués par des divergences techniques et industrielles propres aux doctrines et aux intérêts nationaux. En standardisant davantage les équipements et en renforçant la recherche commune, les deux pays pourraient simplifier la maintenance et améliorer l’interopérabilité, éléments essentiels pour
garantir la pérennité de leurs flottes.
De plus, une logistique partagée et une coopération accrue en matière de commercialisation de ces frégates sur les marchés internationaux sont des pistes qui renforceraient la compétitivité européenne face aux acteurs mondiaux. Les efforts de modernisation des frégates Horizon et le développement de technologies de pointe, comme les systèmes de défense anti-aérienne et les drones maritimes, sont des exemples prometteurs d’une collaboration qui pourrait inspirer de futurs projets navals.